DES CHERCHEURS EXPLIQUENT DANS «NATURE» POURQUOI LA TERRE MENACE DE DEVENIR INHABITABLE

La planète tutoie ses limites et l’humanité se rapproche des «points de bascule négatifs, existentiels et irréversibles». Dans un article phare publié ce mercredi dans la revue Nature, une équipe pluridisciplinaire de plus de 40 scientifiques internationaux, baptisée «la Commission de la Terre» («Earth Commission») formée en 2019 et pilotée par le ponte suédois Johan Rockström (l’un des pères fondateurs du concept de «limites planétaires», ces lignes rouges à ne pas franchir), tire la sonnette d’alarme sur les risques encourus pour «les populations du monde entier». «En réduisant encore plus l’espace vivable disponible pour l’homme sur la planète, en resserrant les limites du système terrestre, de nouvelles recherches quantifient scientifiquement des dommages significatifs […] pour les individus, tels que la perte de vies, de moyens de subsistance ou de revenus, les déplacements, la perte de nourriture, d’eau ou de sécurité nutritionnelle, les maladies chroniques, les blessures ou la malnutrition», alerte le groupe de chercheurs dans sa publication. Concrètement, les experts se sont penchés sur huit «seuils de sécurité et de justice» indispensables pour préserver «la sûreté des personnes et la stabilité de la planète». Sept de ces seuils auraient déjà été dépassés.

Cette publication s’inscrit dans la longue lignée d’articles scientifiques dédiés aux «limites planétaires». Théorisée en 2009, la notion englobe neuf paramètres écologiques indispensables à l’équilibre du «système Terre» et, par extension, se rapporte aux seuils limites de perturbation que ces derniers peuvent endurer sans mettre en danger, de manière irréversible, les fondamentaux naturels de la planète. Ces neuf variables, détraquées par l’activité humaine, relèvent des domaines du climat, de la biodiversité, du cycle de l’eau douce, de la couche d’ozone, de l’acidification des océans, des processus biochimiques de l’azote et du phosphore, de l’utilisation des terres, de la charge en aérosols atmosphériques, et enfin de la pollution radioactive ou chimique (plastiques, pesticides, solvants, polluants organiques persistants), nommée «entités nouvelles» dans les publications scientifiques. En 2015, quatre de ces limites planétaires avaient formellement dépassé les seuils de précaution d’après les scientifiques : le climat, l’utilisation des sols, les cycles de l’azote et du phosphore, la biodiversité (avec un rythme d’érosion vertigineux). Depuis, le cycle de l’eau douce et la pollution chimique ont aussi atteint des stades très préoccupants.

Neuf indicateurs pour mesurer l’habitabilité de la Terre

Dans cet article inédit, les scientifiques réutilisent une partie de ces neuf indicateurs conçus par l’équipe du professeur suédois, aujourd’hui directeur de l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique. Mais la Commission de la Terre n’en compte désormais plus que huit dans ces nouveaux travaux, légèrement redéfinis, pour permettre à la fois d’évaluer «l’état de santé de notre planète en termes de stabilité et de résilience du système terrestre» (comme ils l’ont fait ces dix dernières années), mais aussi pour mesurer l‘habitabilité du «système Terre» «en termes de bien-être humain et d’équité et justice». Ce n’est donc pas par hasard que figure parmi les auteurs principaux Joyeeta Gupta, professeure en environnement à l’Institut pour la recherche en science sociale de l’Université d’Amsterdam et spécialiste du développement inclusif. «Pour la première fois, la science définit les conditions environnementales nécessaires non seulement pour que la planète reste stable, mais aussi pour permettre aux sociétés, aux économies et aux écosystèmes du monde entier de traverser la crise», se félicite la chercheuse.

Les conclusions de Joyeeta Gupta et de ses pairs sont sans appel : sur les huit paramètres retenus, seul le domaine des aérosols émis dans l’atmosphère n’a pas atteint de seuil critique. «Pour toutes les limites définies dans cet article, limites qui prennent désormais en considération la question de la justice entre les humains et les différentes espèces, on va vers le pire. Qu’il s’agisse du climat, de l’eau, des cycles biochimiques et géochimiques de l’azote et du phosphore, associés aux engrais, de la biodiversité…», analyse à la lecture de l’étude Natacha Gondran, professeure en évaluation environnementale à l’Ecole des mines de Saint-Etienne et coautrice, avec Aurélien Boutaud, de l’ouvrage Les Limites planétaires (la Découverte).

Plus de 200 millions de personnes exposées à des températures sans précédent

L’exemple le plus limpide concerne l’indicateur «climat et hausse des températures». Le consortium de chercheurs insiste sur les effets sur les êtres humains d’un réchauffement de +1,5 °C par rapport à la période préindustrielle (les auteurs ne s’aventurent pas à se projeter et développer les scénarios du pire, même si le rapport de synthèse du Giec, publié en mars, explique bien que cet objectif de 1,5 °C pourrait devenir obsolète au début des années 2030). «Plus de 200 millions de personnes, tout particulièrement déjà vulnérables, pauvres et marginalisées, pourraient être exposées à des températures annuelles moyennes sans précédent, et plus de 500 millions pourraient être exposées à une élévation à long terme du niveau de la mer», est-il écrit.

S’agissant de la ressource en eau douce, les scientifiques considèrent que les seuils alarmants ont d’ores et déjà été atteints. Selon eux, les conditions pour conserver un certain équilibre impliquaient, premièrement, que les flux mensuels d’eau de surface, qu’importent l’endroit et le continent, ne soient jamais altérés de plus de 20 %. Et deuxièmement, que dans les eaux souterraines, les prélèvements annuels soient inférieurs à la recharge. Aujourd’hui pourtant, 34 % de la surface de la Terre connaît une altération de plus d’un cinquième de ses débits d’eau en raison de barrages hydroélectriques, de systèmes de drainage et de constructions. 47 % des nappes phréatiques, elles, sont soumises à des captations supérieures à leurs possibilités de recharge en eau. Ces chiffres, bien trop élevés, pointent, selon les scientifiques, «le défi» que représente «l’insécurité de l’eau dans les différentes régions du monde» : «Par exemple, les dommages associés à de mauvaises conditions d’assainissement de l’eau et d’hygiène ont un impact disproportionné sur la santé des jeunes enfants dans les pays à faible revenu, en particulier en Afrique subsaharienne.»

Plus de la moitié des écosystèmes ont déjà été artificialisés

Les limites pour préserver la biodiversité sont également en train d’être définitivement outrepassées. Alors qu’au moins 50 % à 60 % d’écosystèmes naturels devraient rester intacts, les experts dévoilent que plus de la moitié de ces surfaces ont déjà été artificialisées. Même dépassement au sujet de l’azote et du phosphore. Les quantités d’engrais utilisés pour fertiliser les terres agricoles s’avèrent bien trop élevées : un surplus de 119 millions de tonnes d’azote par an rejoint les milieux aquatiques (alors qu’il faudrait être à moins de 57 millions par an, selon le groupe de chercheurs), et 10 millions de tonnes de phosphore sont entraînées dans les eaux chaque année (cela ne devrait pas dépasser 4,5 millions). «Lorsque les engrais sont épandus sur les sols, ces nutriments ne sont pas totalement absorbés par les cultures et ruissellent donc dans les eaux, ce qui provoque l’eutrophisation des écosystèmes, avec des algues qui prolifèrent, des écosystèmes qui dépérissent. Le risque est que ce phénomène se produise à l’échelle de l’océan, ce qui provoquerait un manque d’oxygène pour toutes les espèces marines…» explique Natacha Gondran. Parmi les répercussions délétères pour les humains, la Commission de la Terre met en lumière «l’insécurité alimentaire», ainsi que «l’iniquité au niveau mondial» entre les pays pauvres qui ont besoin de plus d’engrais, et les pays riches qui doivent réduire les excédents.

L’état des lieux planétaire dressé par le collectif de chercheurs forme un diagnostic bien sombre. «Nous sommes dans l’anthropocène, mettant en danger la stabilité et la résilience de la planète entière», expose Johan Rockström, faisant référence à une nouvelle époque géologique marquée par l’empreinte de l’homme sur la planète. Pas question pour autant de plonger dans le désespoir, insiste le scientifique, qui n’aspire qu’à voir cette étude dans Nature enclencher urgemment des actions. «Les huit indicateurs ont été soigneusement choisis pour leur capacité à être mis en œuvre par les parties prenantes dans les villes, les entreprises et les pays du monde entier, poursuit-il. Ils constituent des repères importants pour guider l’avenir de l’humanité sur Terre. Nous devons donc devenir les gardiens de l’ensemble du système terrestre.»

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