QUIET LUXURY ET LATTE-GIRL : DE KIM KARDASHIAN à BECKHAM, COMMENT LE BEIGE EST DEVENU LA COULEUR DES ULTRA-RICHES

Beige is the new black ? À Stockholm, le 11 juin dernier, une silhouette café-au-lait descend les marches de la mairie en pantalon à pinces fluides, juste-au-corps coupé d'une simplicité affolante, veste légère, sac et chaussures. Ton sur ton. La tenue, beige à n'en plus finir, est signée Max Mara. Ian Griffith, le directeur artistique de la maison, en fait un acte politique : « Max Mara ce n'est pas des vêtements intellectuels, mais porteurs d'idées intellectuelles importantes. Je ne m'attends pas à ce que la femme Max Mara porte une mode expérimentale ». Ce défilé n'est pas une exception, la tendance en a conquis plus d'un. Par les plus riches d'abord, l'intérieur chez Kim Kardashian, les Beckham au défilé « Le Chouchou », puis par ricochet sur des classes plus populaires. On pense notamment aux capsules estivales de chez Zara. Comment expliquer cette ruée soudaine vers la simplicité, pour ne pas dire la platitude, du beige ?

Est-ce une déclaration de guerre ? Le premier soubresaut d'une révolution stylistique ? Les données du moteur de recherche spécialisé Stylight ne mentent pas : les recherches en ligne pour la couleur beige dans le secteur de la mode ont bondi de 355%. Loewe, Ami ou encore Fendi ont tout trois teinté leurs podiums estivaux de tons sablés. Sur cette couleur ni chaude, ni froide, tous les fantasmes sont projetés : le beige serait la teinte de la douceur, l'écho du minimalisme vestimentaire, l'été tempéré, le simple. Le beige, c'est la nature.

Teinte originale de la laine et autres tissus non-aseptisés, le beige dispose d'un large champ chromatique allant du blanc cassé au brun clair, et peut même s'étendre sur le gris ou le jaune en fonction de sa composition. Ecru, grès, mât et sable appartiennent également à cette famille. Teinture légère, les aficionados de décoration sobre optent volontiers pour cette couleur chaude qui se substitue avantageusement au blanc. Au sein de la tradition Feng-Shui, le beige est une couleur associée au Yin et symbolise la stabilité, le conservatisme et l'absence de créativité. On en fait le choix pour des pièces intérieures destinées au repos, la chambre ou le salon. Il a fait son grand retour dans la mode occidentale avec Jacquemus lors de sa collection « Raphia » en décembre 2022, symbole du mode de vie méditerranéen, élémentaire et chaleureux. Il n'en fallait pas plus pour affoler les experts de l'aménagement d'intérieur, et les enseignes de fast-fashion. Pourtant, la teinte aurait de quoi nous faire bayer au corneille. Il n'en est rien, tout le monde s'y précipite comme aimanté. Comment décrypter ce penchant pour la couleur de la simplicité ?

Beige flag

Si le beige séduit, c'est parce qu'il porte en lui la trace d'une couleur qui se veut « cool ». La tendance du beige est une histoire d'identité et d'identification. C'est cet enfant en larme qui hurle « JE SUIS TRÈS CALME ». Une personne incarnant réellement la simplicité n'a pas besoin d'une couleur pour mettre ce trait en exergue. Soit, admettons : il ne s'agit pas d'être, mais de paraître. Mais pourquoi a-t-on à tous prix envie de donner l'illusion d'être simple ?

Sur TikTok, on voit émerger depuis quelques mois la tendance du « Beige flag », en écho au red flags, qui consiste à montrer au monde entier ses traits de personnalité considérés par certains comme normaux, pour d'autres purement ennuyants, en tout cas démunis de la morale par laquelle ses prédécesseurs se définissent.

Cette orientation sur les réseaux sociaux et en particulier chez les très jeunes, à vouloir paraître normal, à « fit-in », se retrouve dans les tendances et archétypes de femmes. À l'image de la clean-girl, déclinée en plein de micro-catégorisations futiles comme la latte-girl ou encore la beige-girl qui ont pour seul but de performer et vendre une projection de la féminité très lisse, aseptisée, rentrant dans toutes les normes, en bref : parfaite. Comme tout sur internet, cette nouvelle esthétique est prétexte à la sur-catégorisation. Cette tendance TikTok amasse plus de 700 millions de vidéos à elle seule, et met en scène l'idéal estéthique d'une femme qui nous fait croire que « less is more », prônant le minimalisme, alors que tout chez elle est millimétré. Routine stricte, séance de cardio intensive, lever à 5h du matin, régime alimentaire orthorexique, rien n'est laissé au hasard, ces filles se donnent tout le mal du monde pour être perçue comme simples et saines.

L'insoutenable légèreté du beige

Toute la magie de cette tendance repose sur la façon dont la couleur est présentée sur le marché. Le beige a le don de faire graviter autour de lui toute la constellation d'un art de vivre rigoriste et rassurant. Bien évidemment, il y a des facteurs externes qui pourraient expliquer pourquoi certains jeunes sont tombés raides dingues de ces routines et hygiènes de vies millimétrées. Dans ces modes de vie étroitement structurés, ils entrevoient une certaine forme de sécurité rassure dans l'époque que l'on traverse, marquée par les crises économiques, la guerre et les tensions politiques. Elodie Gentina, Professeure à l’IESEG School of Management confiait à Forbes aux sujets des nouvelles générations que « les (générations) Z, mais aussi les Y, connaissent une crise sociale, politique et identitaire qui met notamment l’accent sur la violence collective avec la montée en puissance des partis extrémistes et des actes terroristes. »

Contre-pied de l'extravagance

Cette mouvance s'inscrit directement dans la tendance du « quiet luxury » : le nouveau dogme des ultra-riches qui souhaitent s'extraire de la masse en effaçant tout signe extérieur de richesse. Pour eux, fini les marques visibles et la mode du criard, ils veulent un retour au minimalisme et lutter contre la superficialité régnante de notre époque. Dans les colonnes de Forbes, toujours, la tendance est expliquée de la façon suivante : les nouvelles générations investissent « dans des marques haut de gamme qui privilégient la sobriété plutôt que l’ostentation ». Une sorte de mise en abime de la richesse qui se veut calme et discrète, jouant le jeu de la normalité.

Prendre le contre-pied de l'extravagance en pensant être original est un leurre : la culture de masse a toujours poussé autrui dans les codes de la normalité, que ce soit pour leur propre confort ou pour maintenir, à plus grande échelle, un certain modèle de société (économique, sociale, familiale) qui serait plus profitable. Cette vision banale de la vie contient une promesse qui pourrait s'énoncer comme suit : consentir à la monotonie apporterait une profonde satisfaction, une paix intérieure. La vie devrait pourtant être une constante prise de risque, tentaculaire, désorganisée mais terriblement épanouissante. Méfions-nous de ceux qui essaient de nous convaincre que le moins est ce que le monde a de mieux à nous offrir.

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