LE JARDIN PUNK, OU LA CULTURE DU LâCHER-PRISE

Plus question d'aligner les arbres au cordeau ou de cultiver sa pelouse au carré. A mieux comprendre la nature, on finit par se libérer avec elle. Pour dominer son environnement, l'homme n'a jamais …

Pour dominer son environnement, l'homme n'a jamais lésiné sur les efforts : labourage, bêchage, binage, sarclage, arrachage de mauvaises herbes… Ces tâches ont ruiné sans pitié le dos de générations de courageux jardiniers. Mais, en 2019, voilà que pointe un nouveau concept, celui d'un potager du paresseux, selon le guide éponyme de Didier Helmstetter, régulièrement enrichi depuis et réédité en librairie (Tana). Cet ancien ingénieur agronome incarne aujourd'hui l'un de ces premiers rebelles qui ont fait évoluer les jardins au cordeau. « Après un infarctus, je me suis demandé comment continuer à travailler la terre sans m'épuiser », explique celui qui s'est désormais transformé en un « jardinier libre » et décomplexé dans ses vidéos YouTube, suivies par plus de 50 000 abonnés. Farniente et jardinage feraient bon ménage… Ce n'est pas le seul scoop qui va débouler sur le gazon.

Des poireaux en fleur

C'est après beaucoup d'essais et de tâtonnements dans ses 900 m2 à Rosheim, près de Strasbourg, que Didier Helmstetter met en pratique sa méthode. « Plutôt que de m'opposer au vivant, j'ai voulu faire un bout de chemin avec lui », confie-t-il, coopérant avec la biodiversité, les crapauds, les coccinelles, les oiseaux… Il fallait y penser : plutôt que de biner la terre sans relâche, on la recouvre d'une épaisse couche de foin (mulch, en anglais) qui la maintient meuble et au chaud, l'enrichit en se dégradant, retient l'eau et empêche la levée des « mauvaises » herbes. Et on laisse vivre… Ce pissenlit ne doit pas être arraché si l'on n'a pas besoin de la place. « C'est valable pour toutes les plantes : pourquoi les retirer quand elles peuvent encore fleurir et nourrir les abeilles ? J'ai presque le sentiment que, parfois, les jardiniers se vengent sur les plantes : ce poireau a la rouille, je le brûle ! Alors que s'il monte en fleur, il va produire une très belle boule violacée sur laquelle fondront des dizaines de butineurs que je n'avais jamais vus avant », assure-t-il. C'est le moment de s'installer sur une chaise longue pour profiter du spectacle…

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Cultiver le lâcher-prise

Ne rien faire, ou plutôt faire autrement… C'est aussi la philosophie d'un autre jardinier émancipé, le paysagiste Eric Lenoir, auteur d'un Grand Traité du jardin punk (Terre Vivante) qui cartonne depuis sa sortie, en 2021. Pourquoi punk ? « Parce que je suis issu de cette culture-là, explique-t-il. Et parce qu'être punk, ça consiste à rejeter toute injonction sociale, culturelle, à remettre en question les conventions et le système. Je faisais un métier pétri de conventions, de règles qui ne me convenaient plus et qui me semblaient avoir perdu tout leur sens… Car l'esthétisme évolue, la conception de l'environnement aussi. Donc, depuis dix ans, je cherchais à théoriser un concept de jardin plus simple, davantage en harmonie avec la nature, l'écologie. » Résultat : ça décoiffe ! Pas d'arrosage, pas de traitement, pas de taille préventive… On tond seulement pour dessiner quelques allées entre les herbes hautes. « La plupart des gens qui passent la tondeuse partout vous disent qu'ils veulent faire propre… mais ça veut dire quoi ? Mon jardin n'est pas moins beau, il est différent. Le jardin punk, c'est celui du lâcher-prise », conclut-il.

La tondeuse au rancart

Près de Lyon, son domaine de plus d'un hectare est ainsi devenu un véritable manifeste, d'ailleurs visité par beaucoup d'élus locaux en veine d'inspiration pour leurs espaces publics. « Je cherche à apporter une réponse à cette question : que pourriez-vous ne pas faire qui pourrait profiter à l'espace et à vous-mêmes ? » Mais si la devise des punks était « No future », au jardin d'Eric Lenoir, elle se teinte d'espoir. « Partout, pendant le confinement, quand on ne tondait plus, on a vu réapparaître des papillons et des oiseaux dans les squares. Aujourd'hui, se relâcher au jardin répond à beaucoup d'enjeux contemporains, on ne fait pas rien car on accompagne la nature, on recrée un réservoir phénoménal de biodiversité », affirme le paysagiste, en accord avec la philosophie du paresseux, qui pourrait être aussi celle de tous les planteurs fauchés. « C'est une école de la frugalité, poursuit-il. L'entretien d'un espace comme le mien, c'est cinq jours de travail par an à moi tout seul. Les limaces, je les amène au fond du jardin, à la main, pour nourrir les hérissons. Je ne taille ni ne traite jamais mes rosiers, qui grandissent parmi ce que d'autres appelleraient des invasives. Résultat, j'ai près de cinq cents plantes et jamais d'infestation sérieuse de pucerons, car l'écosystème fonctionnel qui se développe attire les coccinelles qui vont les manger… De même, en ne coupant pas les arbres, je préserve les oiseaux qui mangent les chenilles processionnaires ! »

Ne plus mettre le vivant à sa botte

Si Didier Helmstetter et Eric Lenoir font beaucoup d'émules, d'autres résistent. « Il faut de l'espace pour arriver à ces jardins foutraques », remarque Jacques, « jardinier rhumatisant », qui bine toutefois avec plaisir ses modestes bordures. Et il a raison. Mais pour les avant-gardistes, revoir sa façon de jardiner, c'est surtout questionner son rapport à la nature, accepter de lui faire confiance, de ne plus être des jardiniers qui demandent au vivant d'être à leur botte, faire preuve d'humilité ! « Nos ancêtres, face à une forêt sauvage, devaient combattre une nature omniprésente, puissante, dangereuse. Les moines défricheurs se sont entraînés à lutter contre le vivant qui représentait alors un risque, et cela n'a changé que depuis une centaine d'années ! estime Didier Helmstetter. Pourtant, on continue sur la même lancée, parce que nos grands-pères faisaient ainsi… » Eric Lenoir acquiesce : « Il est diffcile de remettre en question nos habitudes, tout comme nos modes de production. Mais on sait aujourd'hui qu'ils ont, à long terme, des effets très néfastes sur l'écosystème. Ils méritent donc d'être questionnés. »

De la vie dans les massifs

Eric Lenoir rêve d'un éden urbain, au pied des HLM, des jardins de détente où chacun pourrait venir rêver, mais aussi des jardins nourriciers qui mélangeraient arbres fruitiers, plantes potagères et d'ornement, le contraire des squares bourgeois, fraîchement tondus et seulement garnis de fleurs. Ils arrivent dans les villes, ces nouveaux jardins, « moins par nécessité de se nourrir que par un gros besoin de nature », observe Yves-Marie Allain, ingénieur horticole, qui admet aussi qu'à travers cette envie de mettre de la vie dans les massifs se lit une évolution importante de notre rapport avec le végétal. De quoi assurer des beaux jours aux jardins punk qui, s'ils restent marginaux, grignotent du terrain. « La plupart des jardiniers continuent de bêcher, de traiter, de tailler, reconnaît Didier Helmstetter, mais ils veulent aussi respecter le sol et ne plus se laisser polluer par cet d'esprit de compétition consistant à savoir qui a la plus grosse tomate… » Aujourd'hui, on commence à se rendre compte qu'il n'y a pas de fierté à avoir un très beau jardin si celui-ci est un désert biologique !

Un livre précurseur

« J'ai pris une claque en découvrant Ruth Stout, une vraie pionnière, femme au foyer américaine des années 50 : elle est arrivée, par intuition pure, à une époque où c'était complètement impensable, à ce que j'ai réalisé moi-même un demi-siècle plus tard avec un raisonnement logique, agronomique », s'émerveille Didier Helmstetter, qui préface la réédition en français de Jardiner sans se fatiguer (Tana), l'ouvrage précurseur de Ruth Stout.

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